Nous sortons de notre zone de sûreté écologique. L’environnement stable dans lequel nous venons de passer les 11 000 dernières années n’est pas éternel : il est conditionné au fait de respecter des limites planétaires, ces frontières d’un « espace opérationnel sûr » de l’humanité. Dépasser ces limites nous livrerait à une instabilité permanente, au déclin des écosystèmes tels que nous les connaissons et à des conséquences néfastes sur les sociétés humaines qu’ils supportent. Pour une grande partie de l’humanité, le risque est existentiel. Les connaissances scientifiques actuelles montrent que 6 des 8 limites planétaires identifiées - le climat, les écosystèmes naturels, des paysages fonctionnels, le cycle de l’eau, le cycle de l’azote et du phosphore, les aérosols atmosphériques - sont actuellement dépassées. L’organisation des sociétés, en France comme dans le monde, nous a conduits jusqu’à présent à persister hors de notre zone de sûreté écologique. Pourtant, les causes du dépassement de ces limites planétaires, et notamment l’usage inconsidéré d'énergies fossiles, la prédominance des mécanismes de marché et la domination du libéralisme mondialisé, contribuent fortement à nous faire perdre en souveraineté et à nous rendre vulnérables à des pénuries.
Si les transformations écologiques à mener dans chaque secteur commencent à faire consensus, les politiques actuellement mises en place ne sont pas à la hauteur de l’urgence écologique. Les menaces à venir et l’ampleur des efforts nécessaires pour y faire face sont sous-estimées. Les bénéfices à long-terme de certaines actions écologiques se heurtent à leurs coûts à court terme. Les politiques libérales appliquées en France et dans l’Union européenne, refusant que l’État organise la transformation écologique, rejettent toute contrainte et se bornent à de vagues outils de marché et d’incitations. Inefficace par nature pour une bifurcation rapide, un tel dogme empêche également par construction que cette transformation se fasse de façon juste.
Penser une « économie de guerre » écologique. Historiquement, les mobilisations générales d’un pays suscitées par l’émergence d’une menace d’une gravité majeure se sont matérialisées sous la forme d’une rupture suivie d’un passage en économie de guerre. Lors de ces périodes, le mode d’intervention de la puissance publique auprès du système économique se renverse pour passer d’une intervention circonscrite et limitée à la planification de l’économie par l’État, voire à un interventionnisme direct auprès des entreprises dans certains secteurs d’activité. Dans ces circonstances, l’État met en place de façon temporaire des obligations et des interdictions de façon étendue, mais qui ne s’appuient pas nécessairement sur une légitimité démocratique directe. La gravité des menaces que font peser sur nous le changement climatique, l’effondrement de la biodiversité et plus largement la sortie des limites planétaires rend nécessaire d’envisager un passage en « économie de guerre » écologique, c’est-à-dire à une mobilisation générale de notre société, visant à la mettre en sécurité écologique. La métaphore de la guerre décrit évidemment de façon imparfaite la situation dans laquelle nous placent les crises écologiques, : une « économie de guerre » écologique doit évidemment se construire en refusant les aspects inacceptables des économies de guerre passées, en particulier le nationalisme politique liberticide et autoritaire qui les accompagnent souvent et leur caractère non-démocratique. Au contraire, les spécificités de l’urgence écologique impliquent que l’économie de guerre écologique se fasse dans le cadre d’un projet émancipateur de justice sociale et de progrès humain, et ce, de façon démocratiquement choisie et organisée.
Dix principes face à l’urgence. Le temps presse face aux menaces écologiques et les mesures nécessaires sont structurelles, transversales et radicales. Pour réussir, la mobilisation générale écologique devra donc s'accompagner de bénéfices écologiques, sociaux et sanitaires. Face aux devoirs et aux restrictions, elle propose de nouveaux droits et de nouvelles libertés. En outre, cette « économie de guerre écologique » vise à opérer une transformation permanente vers un nouveau modèle, et non pas traverser une situation de menace temporaire. L’économie de guerre écologique se construit donc en s’imbriquant avec clarté dans un projet de transformation écologique et sociale émancipatrice, planificatrice, permettant d’assurer les besoins de toutes et tous et économiquement viable à l’échelle d’une société.
Dix grands principes d’une mise en sécurité écologique de nos sociétés. Ces politiques doivent allier interdictions et taxation mais également subventions et incitations.
Assurer une réindustrialisation écologique en se fixant pour objectif principal la sortie, le plus rapidement possible, du pétrole, du charbon et du gaz fossile, et la production de masse des moyens de transport, de chauffage, les bâtiments, les infrastructures et moyens de production d’énergie décarbonés (voies ferrées, industries spécifiques, mines, etc.). Cette réindustrialisation écologique ciblée sur les activités écologiquement et socialement utiles va de pair avec l’organisation de la fermeture ou la reconversion rapide des activités écologiquement insoutenables.
Organiser une transformation agroécologique rapide, soutenue par des politiques publiques visant à réduire l’impact sanitaire et environnemental du secteur agricole par la préservation et la restauration de terrains agricoles capables de produire une alimentation nettement plus végétale, saine, locale, stockant du carbone dans les sols et résistant aux aléas climatiques.
Projeter une mobilisation qui porte sur les vingt-cinq prochaines années, notamment pour contribuer à l’atteinte de la neutralité carbone planétaire prévue par l’accord de Paris : l’essentiel de la transformation historique qui est devant nous doit donc avoir lieu dans cet intervalle. Le temps presse et 25 ans est l’horizon d’urgence pour éviter au maximum les catastrophes futures.
Assumer un État planifiant le fonctionnement de l’économie : la réorganisation nécessaire des mécanismes économiques et des modes de production est d’une ampleur telle, et ce sur plusieurs décennies, qu’elle est par nature incompatible avec le laisser-faire économique et les mécanismes de marché, même régulés. Les modes de vie écologiquement soutenables nécessitent des infrastructures, des investissements et des processus de redistribution qui ne peuvent être mis en place qu’à l’échelle de la collectivité, et par la puissance publique. Cela implique selon les cas, la prise de contrôle de certaines industries stratégiques, la mise en place de normes et de cahiers des charges légalement contraignants, l’obligation de transparence sur les impacts environnementaux, et des mesures incitatives fortes telles des subventions sous conditions, des taxes et des mesures protectionnistes, ainsi que l’implication des salariés et de leurs représentants dans les processus de prise de décision.
Se donner les moyens d’une planification démocratique aux échelons national et communal : l’économie de guerre écologique doit s’appuyer sur l’implication des citoyennes et citoyens et donner l’assurance de sa capacité à donner l’accès à toutes et tous aux biens et services essentiels à une vie bonne. Dans cette organisation, les communes doivent avoir la charge d’animer les débats destinés à l’identification des transformations nécessaires de chaque territoire. Au niveau national, un organe de planification doit rassembler des comités thématiques regroupant experts, représentants de l'État, branches économiques, syndicats, universitaires et chercheurs, associations, en s’aidant sur des sujets précis d’assemblées de citoyens tirés au sort, afin de proposer au gouvernement des objectifs et politiques sectorielles d’atténuation et d’adaptation cohérents avec le retour rapide dans les limites planétaires. Les grandes entreprises des secteurs public et privé doivent être contraintes d’ouvrir aux salariés une place plus importante dans les processus de décisions pour limiter l’influence de petits groupes d’actionnaires sur la stratégie de l’entreprise, tout en étendant les droits des syndicats pour qu’ils puissent devenir une force motrice de la transformation écologique des entreprises.
Allier obligations collectives et ouverture de nouveaux droits. La mise en sécurité écologique de nos sociétés entraîne la transformation des modes de vie de l’ensemble des citoyens, même les plus pauvres. Mais elle n’implique pas que ce soit aux plus pauvres de payer le coût de cette transition, bien au contraire. Pour que la transformation écologique se fasse de façon juste, le sujet n'est pas de savoir si des obligations devront être déployées, mais comment celles-ci pourront l'être de la manière la plus juste qui soit en faisant notamment sortir la gestion de la pénurie des lois du marché. Les obligations collectives, des interdictions, des quotas sont des modes d’allocations des ressources qui permettent d’assurer que l’effort soit justement réparti entre tous les citoyens, et notamment que les plus riches d’entre eux n’y échappent pas. Ces obligations indispensables doivent systématiquement aller de pair avec l’ouverture de nouveaux droits, écologiquement soutenables : pour chaque obligation, mettre en regard l’ouverture d’un nouveau droit qui profite à tous, pour assurer les besoins de base de tous les citoyens et assurer le progrès des conditions de vie pour la part de la population qui n’y a pas accès dans la société actuelle, pourtant tout à fait insoutenable écologiquement.
Ne se fixer ni croissance ni décroissance du PIB comme boussole. Une « économie de guerre » écologique ne poursuit ni ne repousse intrinsèquement une croissance globale de la production et de la consommation, elle cesse d’en faire une fin en soi. Entre d’un côté la production des systèmes et infrastructures indispensables à la construction d’une société écologiquement soutenable et d’un autre côté, des politiques fortes et durables de sobriété énergétique et de consommation de ressources qui impliquent de mettre fin à d’autres activités, il est difficile d’anticiper une augmentation ou une baisse globale du PIB, ni même de secteurs spécifiques. Il est par contre indispensable de cesser de se fixer des objectifs de croissance de la production comme politique publique, et donc d’adapter les financements assurés par l’État à une société qui ne sera peut-être plus en croissance économique.
Définir les gagnants et les perdants de la transformation écologique. Au-delà de bénéfices collectifs, le passage en économie de guerre écologique fera des gagnants et des perdants. Il importe d’assumer que les coûts économiques soient portés par les plus aisés, proportionnellement à leurs capacités à les supporter. Il est essentiel que les gagnants représentent la majorité de la population, et que ce soit celle qui a plutôt été du côté des perdants du modèle libéral jusqu’à présent.
Anticiper la création et la reconversion des emplois. En « économie de guerre » écologique, il sera nécessaire de prioriser le soutien à certaines activités tout en provoquant et accompagnant la reconversion et la fermeture d’autres activités écologiquement insoutenables. Cela implique donc la mise en place de grands plans de formation et de reconversion des travailleurs, en leur permettant de rester dans leur bassin d’emploi actuel lorsqu’ils le désirent, dans des conditions socialement et économiquement justes. Réussir ces fermetures nécessitera de donner aux salariés en charge de ces infrastructures, aux citoyens riverains, associations et chercheurs compétents la possibilité d’élaborer collectivement un projet de reconversion de leurs activités.
Initier une géostratégie de guerre écologique. Versant géopolitique de « l’économie de guerre » écologique, la géostratégie de guerre écologique peut être une doctrine diplomatique qui place temporairement la crise écologique au sommet de la hiérarchie des intérêts et enjeux internationaux, conséquence logique du constat qu’une absence de coopération écologique internationale conduirait à une multiplication croissantes des violences et des conflits. Une géostratégie écologique a pour but de préparer la paix face aux risques de conflits liés à l’énergie, aux ressources et à des événements climatiques extrêmes occasionnant des famines et des mouvements massifs de population. Sur le même horizon que la mobilisation nationale, une diplomatie de guerre écologique propose une orientation écologique des discussions internationales des 25 prochaines années, crédibilisée par l’exemplarité d’une France s’étant organisée pour se mettre en sûreté écologie. Elle nécessitera donc de rigoureusement s’aligner sur les engagements internationaux d'effort national et de les renforcer pour prendre en compte les inégalités historiques entre les pays. Les coopérations multilatérales avec les pays en développement doivent permettre de définir des modalités d’aide et de coopération économique et technologique pour qu’ils puissent prendre leur part de l’effort global nécessaire.
Complément du groupe de travail : propositions pour un plan d'actions