#32

Quand la gauche essaiera

« Faire mieux » : quel modèle d’organisation à gauche pour prendre le pouvoir ?

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Introduction : « mouvementisme » et organisation de l’action politique

Un spectre hante la gauche : la disparition (ou la relégation). Ses deux principales composantes historiques, la social-démocratie et le communisme, sont en net déclin dans la majeure partie des démocraties européennes depuis plusieurs décennies. Les partis européens incarnant ces traditions font presque partout face à une véritable hémorragie électorale et militante, lorsqu’ils ne s’effondrent pas purement et simplement. Dans ce tableau, l’Italie, gouvernée par l’extrême droite depuis 2022, comme souvent, apparaît comme un laboratoire, un miroir dans lequel la gauche européenne craint de lire son avenir – bien loin des lieux communs d’observateurs inattentifs qui ne voient en elle qu’un pays rétrograde aux comportements ataviques. La gauche s’y est en effet évaporée, laissant comme seules oppositions possibles à l’alliance des droites un parti social-libéral d’une part, s’inspirant de son homologue américain au point d’en adopter le nom, et, d’autre part, un mouvement anti-politique et anti-partidaire dont l’énergie contestataire initiale s’est muée en opportunisme décomplexé, à rebours de sa raison d’être, menant à son quasi-effondrement.

Société atomisée et crise de la représentation

C’est à cette alternative entre deux formes de renonciation que la gauche française – comme ses homologues espagnole, grecque, portugaise, belge, etc. – cherche désespérément d’échapper depuis une quinzaine d’années. Le premier pas a d’abord consisté à recréer l’espace pour une gauche de rupture. Depuis 2005 et la bataille sur le référendum à propos de la Constitution européenne, il apparaît clairement que la condition essentielle pour éviter de disparaître est de clarifier ses positions. Et tout particulièrement : renoncer sans hésitation aux compromissions du social-libéralisme et affirmer un programme de rupture rapide avec le néolibéralisme, intransigeant dans sa conception du rôle de l’État dans l’économie, de la démocratisation des institutions et de l’ampleur de la bifurcation écologique à réaliser. Mais pour parvenir à conquérir le pouvoir électoral afin de mettre en œuvre un tel programme de transformation sociale, la gauche ne peut uniquement s’appuyer sur ce qui avait fait sa force durant le court xxe siècle, et doit être capable de s’adapter à la nouvelle donne, sur le plan sociologique comme sur le plan politico-idéologique.

D’une part, la société est fragmentée et atomisée[1], ce qui rend la construction de l’unité et des alliances de classes plus difficile que dans le contexte précédent, où l’organisation fordiste du travail, marquée par la présence de classes relativement homogènes et conscientes de leur statut[2], facilitait la mobilisation à travers de grands appareils pyramidaux fortement ancrés dans le tissu social – les fameux « partis de masse », ces princes modernes de Gramsci. Malgré cela, des mobilisations populaires (écologiques par l’intermédiaire des mouvements associatifs, à l’image des marches climat, et sociales par l’appui des forces syndicales, à l’image des manifestations contre la casse des retraites) ont su mener l’assaut.

D’autre part, le lien de représentation s’est progressivement délité à mesure que les corps intermédiaires (partis, syndicats, églises, associations, clubs, etc.) s’érodaient, provoquant l’apathie ou l’hostilité à l’égard des institutions et la décrédibilisation des principaux acteurs de gouvernement. Cela a conduit les partis à chercher ailleurs que dans une solide base militante les sources de leur légitimité. Partant, la tâche de la gauche est d’autant plus ardue que les représentés décrochent de la représentation sous toutes ses formes, et ce d’autant plus au sein des classes populaires. À l’opposé du spectre, la contre-offensive de la bourgeoisie, à l’image du gouvernement Attal qui compte en son sein une moitié de millionnaires ou de l’emprise de l’empire Bolloré sur le paysage idéologique du pays, n’a eu de cesse de s’accaparer les modalités de la représentation politique.

Ces deux grandes transformations de la politique contemporaine ne sont pas tout à fait neuves ; les évolutions sociales qui les sous-tendent remontent probablement déjà aux années 1970. Mais elles ont subi une accélération majeure à la faveur de la grande crise de 2008 et des phénomènes politiques, économiques et sociaux qui en ont résulté. La chute du mur de Berlin et l’effondrement des modèles soviétiques, avec toutes les limites qu’ils ont comportées, ont également participé à la remise en cause concrète d’une possibilité de construire une autre société. Ils ont laissé ainsi la gauche orpheline d’une vision claire et collectivement partagée de ce que le non capitalisme peut être.

Dépasser le parti traditionnel : quand deux modèles s’affrontent

En France, c’est évidemment Jean-Luc Mélenchon qui, depuis sa sortie du PS à la fin des années 2000, incarne le choix de l’audace organisationnelle : à travers le Parti de gauche et le Front de Gauche d’abord, le passage par le Mouvement pour la 6e République (M6R) ensuite, et enfin la FI, il a sans cesse tenté d’adapter l’outil organisationnel à la conjoncture, en innovant à tous crins et en s’inspirant des « recettes » du moment, abondamment théorisées en parallèle. À titre de comparaison, les autres formations de la gauche française, confrontées aux mêmes défis, ont connu des évolutions plus modestes, étant souvent (en particulier les partis socialiste et communiste) tenues par l’histoire longue et la force d’inertie qu’elle exerce. Sur ces structures organisationnelles, en plus ou moins grande transformation, est venue ensuite se greffer la question de leur union sous une chapelle commune – la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (NUPES), puis le Nouveau Front populaire (NFP) –, qui constitue à bien des égards un nouveau tournant dans les recompositions de la gauche. Alors que cette dernière évolution en date montre déjà ses premières limites – aussi bien Sumar que NUPES/NFP sont confrontés à l’instabilité chronique en interne et peinent à réaliser leurs promesses de « dépassement » des appareils –, le bilan du tournant antérieur ne semble pas encore avoir été tiré de façon satisfaisante. C’est pourtant celui qui, à bien des égards, a soulevé les questions les plus profondes : le modèle du parti traditionnel est-il durablement dépassé, ou temporairement affaibli ? Le parti-mouvement est-il une forme d’organisation viable dans le temps long, ou un pis-aller organisationnel destiné à remporter (au mieux) d’éphémères victoires ? Quel bilan tirer des évolutions et des immobilismes, au lendemain de deux élections présidentielles qui ont vu la gauche être absente du second tour, à l’issue d’une décennie de bouleversements socio-politiques majeurs ?

La France offre un terrain fertile pour la comparaison de ces modèles distincts et des performances qu’ils permettent. Le modèle organisationnel de la FI a montré à la fois sa force et ses limites : s’il permet de produire la candidature présidentielle la plus crédible à gauche et de mener de manière efficace des batailles présidentielles, il peine à construire des mécanismes de socialisation et d’affiliation dans la durée qui travaillent le corps social en profondeur. En cas de conflit sur la ligne politique ou sur la stratégie, se pose également la question du cadre et du lieu du débat et de la décision (équipe dirigeante, groupe parlementaire, cadres intermédiaires, mouvement dans son ensemble, etc.). À ce titre, l’accord électoral de la NUPES de 2022, acté par la FI, était à rebours des discours et des stratégies des années précédentes, mais a été accepté sans vote, et sans difficulté[3]. Alors que cette alliance électorale historique, mais fragile, a été décisive pour empêcher le président Macron pourtant réélu de disposer d’une majorité absolue, les composantes de la gauche française se sont ensuite déchirées et affrontées lors de deux élections successives – sénatoriales et européennes. Le succès électoral (relatif) de la coalition du NFP aux élections législatives 2024 est à ce titre une victoire en demi-teinte face à une dynamique du Rassemblement national qui semble n’avoir besoin de rien faire pour ancrer et uniformiser son électorat (le RN n’est pas une organisation vraiment militante et ses candidats aux élections législatives l’emportent parfois sans faire campagne). Pourtant, au-delà des enjeux stratégiques ou de l’exercice du pouvoir à anticiper, les questions organisationnelles sont absentes, alors qu’elles sont essentielles. Dans la période récente, les formations de gauche semblent faire comme s’il n’y avait pas de temps pour construire une organisation de masse ou même simplement affronter la question. Or, au contraire des partis de droite, la gauche n’a maintenant plus le luxe de ne pas le faire. La reconquête des milieux populaires suppose un travail politique et idéologique structurel qui ne peut être outillé que par des partis puissants et ancrés dans la société (ce qui n’est pas simple). La question organisationnelle est ainsi à la fois inévitable et redoutable.

À l’image des partis socialiste ou communiste, le modèle partidaire plus traditionnel, en revanche, semble donner une « assise » plus stable aux formations qui, en la privilégiant, conservent des réseaux d’élus et donc un ancrage local plus important. Cependant, il paraît désormais peu compétitif dans le cadre de l’élection présidentielle et son ancrage est essentiellement institutionnel (à travers les collectivités locales, l’implantation militante étant de plus en plus faible)[4]. Aucun de ces deux modèles, dans le contexte actuel français, n’a montré jusqu’à présent sa capacité à créer le bloc majoritaire nécessaire pour porter un projet de rupture, et en particulier pour la gauche de gagner le scrutin majeur en France qu’est l’élection présidentielle. La FI semble ainsi se heurter à un plafond de verre : alors qu’elle est parvenue à construire une coalition urbaine solide (classe moyenne paupérisée, classes populaires des grands ensembles, jeunesse à haut niveau de diplôme) l’électorat abstentionniste/flottant ou rural (sauf quelques territoires historiquement à gauche) reste hors de sa portée dans la période récente. Les autres formations semblent bloquées à un étiage électoral beaucoup plus bas, mais disposent d’un électorat fidèle et mobilisé[5], ce qui leur permet d’obtenir une part significativement plus importante des votes lors des élections caractérisées par un haut taux d’abstention, dont les élections européennes sont l’archétype.

Quelles évolutions pour le mouvement insoumis ?

Cette note vise à affronter la question suivante : quelle forme devrait prendre un mouvement populaire et émancipateur pour être en phase avec les enjeux de l’époque et construire de futures victoires politiques majeures ? Son point de départ est d’acter le rôle refondateur de la France insoumise dans le paysage français, à commencer par la réussite incontestable des trois campagnes présidentielles de Jean-Luc Mélenchon pour reconfigurer le paysage de la gauche française. Si les formes organisationnelles innovantes ont joué un rôle important dans cette reconfiguration en dépassant certaines limites des partis traditionnels et en permettant d’engranger des succès électoraux frappants, elles posent cependant de nouvelles questions. Celles-ci invitent alors à s’interroger sur les différentes dimensions de la conquête électorale du pouvoir au regard des enjeux organisationnels de la gauche française. Comment unir, sur le plan de l’organisation, les différents électorats nécessaires à la composition d’une majorité de rupture[6] ? Peut-on concilier les avantages de l’organisation « gazeuse » et celle d’un appareil fortement structuré, et si oui, comment ? Bref, de quelle organisation la gauche devrait-elle se doter pour à la fois assurer et pérenniser l’unité du bloc populaire et lui donner une dimension majoritaire ?

Cependant, ces questions ne semblent pas pensées comme stratégiques par l’ensemble des dirigeants de gauche en général, et des dirigeants de la FI en particulier. Relevant souvent de l’impensé ou d’une discussion bâclée ou peu visible, elles sont pourtant cruciales à plus d’un titre. D’une part, l’affaiblissement général des partis est davantage un problème pour la gauche que pour le centre et la droite qui peuvent s’appuyer sur d’autres ressources et capitaux[7] : les médias, la haute fonction publique, les institutions d’État, la proximité avec le monde économique, un corps électoral plus âgé et plus mobilisé. L’extrême droite, quant à elle, peut se payer le luxe de vaincre par défaut – sa victoire aux dernières élections italiennes est, par exemple, largement le produit d’une « démobilisation massive » par rapport au scrutin de 2018, et tout porte à croire que le RN poursuit une stratégie similaire.

La gauche manque peut-être moins d’idées que de médiations (partisane, syndicale, associative, intellectuelle) pour les promouvoir et construire une majorité sociale qui pourrait s’y rallier et de manière plus générale politiser la société, prérequis aux victoires électorales. La capacité de mobilisation des appareils partisans, anémiés, est devenue très faible ou épisodique. Plus ils se nécrosent, plus ils défendent leurs intérêts. La tentation est alors grande de renoncer à la forme partisane à mesure que décline le militantisme et que l’idée s’impose que la politique se joue dans les médias et sur les réseaux sociaux (que pèse un tractage[8] face à une conversation avec Jean-Luc Mélenchon diffusée sur YouTube ?).

Une organisation pour aller chercher « ceux qui manquent »

Dans les années récentes, s’est également développée une méfiance à l’égard de la bureaucratisation (pente naturelle des partis) et des mécanismes de délégation politique. Les partis sont une forme politique ambiguë : ayant contribué à l’entrée des masses dans la politique, ils ont été un outil de démocratisation, mais ils n’ont pas échappé à la captation du pouvoir par les « élites » et la professionnalisation de la politique qui s’est accentuée ces dernières décennies (la fameuse tendance oligarchique des organisations[9]). L’action durablement organisée (sous la forme de partis à réinventer) n’a pourtant rien perdu de sa nécessité politique et structurelle. La gauche ne peut se passer du parti à la Gramsci, entendu comme lieu d’élaboration collective où se tranchent des débats d’orientation idéologique et stratégique, mais aussi comme lieu de mémoire et de transmission, qui permettent à une génération de transmettre à la suivante son savoir pratique des luttes (victorieuses ou perdues). En dépit des opportunités offertes par les réseaux sociaux et les outils numériques ainsi que de la progression du niveau d’éducation, la gauche ne peut faire l’impasse sur la continuité dans l’action et donc sur les organisations. L’incapacité de Nuit debout ou des gilets jaunes à construire une dynamique dans la durée l’a bien illustré. L’horizontalité totale est ainsi une illusion, et en réalité une construction de l’impossibilité politique[10], elle ne peut être un horizon durable de transformation des rapports sociaux et politiques. Pour qu’un modèle soit viable, il faut qu’il combine les qualités d’un espace de socialisation et d’un vecteur de politisation : qu’il permette la construction d’une communauté de valeurs et d’intérêts cohérente, cohésive et durable, tout en fournissant un outil efficace de conquête et d’exercice du pouvoir.

En outre, les débats autour de l’électorat faisant défaut à la gauche, toujours faible dans les fractions traditionnelles des milieux populaires, en milieu rural notamment (qui s’est beaucoup précarisé et paupérisé ces dernières années) sont inséparables de la question organisationnelle. La France insoumise est forte électoralement là où elle est puissante organisationnellement, en particulier en milieu urbain. Sans rentrer dans les débats pouvant émerger sur la stratégie et les votes à conquérir, il s’agit également de viser à mobiliser les pans abstentionnistes les plus éloignés de la participation électorale ou à fidéliser l’électorat à la participation la plus volatile. Dès lors, comment surmonter ces faiblesses organisationnelles pour aller chercher « ceux qui manquent » et construire une majorité victorieuse ?

Six dilemmes pour une gauche victorieuse au xxie siècle

Un laboratoire d’idées tel qu’Intérêt général ne peut remplacer les modalités de décision d’une organisation politique. De façon générale, il n’existe pas de forme idéale et parfaite pour un mouvement politique. Elle est d’ailleurs intrinsèquement associée à un contexte politique, historique et social et aux objectifs stratégiques qui en découlent. Néanmoins, cette note vise à poser les principaux dilemmes qui se posent à la gauche française et en particulier à sa principale composante, la France insoumise. Après 15 ans de candidatures de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle française, le sujet de la structuration de la principale organisation de la gauche française est en effet central. Pourtant, se pose également la question de ce que sont devenus les partis politiques traditionnels. L’étape de la NUPES, accord électoral et programmatique scellé en 2022 et rapidement enterré par les partis traditionnels de la gauche française lors des élections sénatoriales et européennes, n’a constitué qu’une conséquence temporaire à une nouvelle défaite de la gauche à une élection présidentielle. En 2024, l’accord du NFP, également électoral et programmatique, a permis d’empêcher l’extrême droite et l’alliance du centre d’obtenir une majorité absolue et représente une nouvelle étape d’une coalition construite par la nécessité et dans l’urgence. Certes, le succès du NFP est attesté par une victoire électorale et la majorité relative à l’Assemblée. Il se prolonge par la désignation de la haute fonctionnaire Lucie Castets comme proposition unitaire au poste de Premier ministre et la campagne qui en découle. Cependant, aucune réflexion de pérennisation d’une telle coalition ne semble menée a minima, ni même une analyse réflexive du fonctionnement des parties prenantes. Ainsi, les dilemmes que présente cette note pourront également servir à l’ensemble des forces de gauche pour penser, réinvestir et réinventer la forme partisane.

Cette note explicite six principaux dilemmes organisationnels qui se posent en premier lieu au mouvement insoumis et donc par ricochet à la gauche française. En cherchant à en clarifier le mieux possible les tenants et les aboutissants, il s’agit ensuite de proposer des pistes de solution pour les résoudre ou les dépasser, lorsque la possibilité existe. Cette focalisation sur les enjeux organisationnels ne doit pas éclipser l’importance des questions idéologiques et stratégiques. Comme l’ont montré les dissensions au sein de la NUPES[11], l’enjeu d’une vaste alliance entre forces de gauche n’est pas qu’une question de forme organisationnelle, mais a buté sur d’autres pierres d’achoppement (relation à l’Union européenne, questions internationales, degré de rupture avec le néolibéralisme, style d’action politique, stratégie électorale locale ou nationale, etc.). De la même façon, la césure qu’a constitué la création de la FI (ou de Podemos quelque temps auparavant en Espagne) ne pouvait se réduire à une pure innovation organisationnelle : le tournant mouvementiste était pratiquement impensable en dehors de la stratégie populiste qu’il servait (voir encadré ci-dessous). Le parti pris de cette note est cependant d’isoler artificiellement la question organisationnelle afin de mieux la traiter en profondeur – sachant que les enjeux portant sur la stratégie et les propositions pour la gauche ont été abordés de façon plus systématique dans d’autres travaux d’Intérêt général[12], qui sont donc complémentaires à celles-ci.

Parti ou mouvement : confronter les modèles pour penser le mode d’organisation

Pour penser une organisation adaptée aux enjeux des prochaines décennies, un premier geste consiste certainement à se prémunir de toute tentation nostalgique : quel que soit l’attachement qu’on porte à ce modèle, la solution ne saurait être un retour pur et simple au bon vieux parti de masse, dont les préconditions étaient fortement déterminées par une certaine structure des relations économiques et sociales, propres au xxe siècle, et qui ont rencontré leur apogée dans les décennies d’après-guerre (ce modèle en France a d’ailleurs été très fragile puisque seul le PCF s’en est approché). Comme le projet actuel de la gauche ne consiste pas à revenir aux mines de charbon et à l’économie productiviste (fordiste) du xxe siècle, et étant donné que le travail s’est transformé et précarisé, il semble tout aussi vain de penser la chose comme la réhabilitation pure et simple du parti de masse comme outil politique de la classe ouvrière – qu’il nous soit donc permis d’évacuer d’emblée la question posée en ces termes. La comparaison de différentes formes organisationnelles, le soupèsement de leurs avantages et inconvénients, portera ici sur des objets comparables, suffisamment proches de nous et appartenant à un même « écosystème » partisan. Toutefois, les fonctions exercées autrefois par les grands partis de masse doivent continuer à inspirer la discussion : si un retour à ce modèle paraît dépassé, on ne saurait pour autant faire l’économie d’une réflexion sur des dimensions aussi variées du rôle de l’organisation politique que l’encadrement et la représentation de certains pans de la société, l’offre de services, la formation de cadres dirigeants, la mise en cohérence du monde à travers une idéologie, à côté de la banale lutte, mais pourtant prépondérante dans les appareils actuels, pour l’exercice de responsabilités politiques.

Aujourd’hui, en simplifiant l’analyse, deux modèles semblent, au moins dans le contexte français et dans la suite des résultats aux élections européennes de 2024, s’offrir naturellement à la comparaison : le Parti socialiste (PS) comme modèle partidaire « traditionnel » d’une part (organisation structurée et pyramidale, règles formalisées, congrès fixant orientations et direction, reconnaissance de courants internes, ancrage territorial, règles strictes d’adhésion – payante –, modèle pyramidal, etc.), et la France insoumise (FI) comme modèle de mouvement à l’organisation peu structurée et non hiérarchique (statuts limités, fonctionnement par consensus et rapports de forces diffus, déterritorialisation/digitalisation, règles souples d’adhésion sans cotisation, modèle horizontal ou en tête d’épingle, etc.). La comparaison s’impose d’autant plus naturellement que ces deux formations, et les modèles qu’ils incarnent, fonctionnent comme repoussoirs l’un de l’autre, le premier étant accusé d’immobilisme bureaucratique et d’isolement vis-à-vis de la société, le second se voyant reprocher ses carences démocratiques et le caractère essentiellement plébiscitaire de ses ambitions participatives. À y regarder de plus près, chacun de ces deux modèles incarne à la perfection les points aveugles de l’autre ; sur chaque dimension remarquable de l’organisation (gestion des conflits, modes et types d’adhésion, gestion des ressources humaines et financières, relation entre la base et le sommet, degré de centralisation, etc.), ce qui est permis par le premier modèle est empêché par le second, et réciproquement.

À l’évidence, aucun des deux modèles ne fournit de solution optimale – sans quoi l’objet de cette note serait nul et non avenu. D’un côté, le modèle traditionnel a fait la preuve de ses limites, qu’il s’agisse de sa tendance à porter au pouvoir des gestionnaires qui, à terme, sapent les bases d’une véritable rupture politique, ou du spectacle récent de ses affrontements internes (Congrès de Marseille du PS en 2022), rendus pathétiques pas leur caractère désormais microcosmique, malgré des enjeux démocratiques et stratégiques réels. De l’autre, le modèle « gazeux » pose au moins autant de questions qu’il n’en résout. Régulièrement, un enjeu existentiel ou une nouvelle polémique organisationnelle surgissent dans le débat public, qu’il provienne de l’intérieur ou de l’extérieur de l’organisation, et souvent de façon non maîtrisée par la direction du mouvement insoumis. En 2017 comme en 2022, et régulièrement depuis, après les élections présidentielles, alors que la base militante se rétracte sur les insoumis les plus fidèles ou les moins lassés, des revendications fortes de « démocratie » ou des interrogations sur le fonctionnement interne, à différents niveaux de l’organisation, autant par des députés que des cadres militants intermédiaires, ont été formulées, mais n’ont pas donné lieu à de réelles réponses. À ce titre, la capacité d’échange et les modalités de prise de décision au sein du nouveau groupe de députés insoumis élus en 2024 seront un moyen de mettre à l’épreuve la possibilité qu’il y ait « moyen de ne pas être d’accord » selon l’expression de Charlotte Girard au moment de sa prise de distance avec le mouvement insoumis.

Il ne saurait être question ici de parvenir à la formule organisationnelle parfaite, si tant est qu’elle existe. Ce caractère imparfait des modèles organisationnels n’est ni une surprise, ni quelque chose d’entièrement surmontable. On peut toutefois faire l’hypothèse que certains écueils peuvent être dépassés, et certaines oppositions résolues, même si de fait la réflexion sur les alternatives organisationnelles n’est pas forcément courante ni avancée. Cette note propose de recenser six dilemmes, dont certains se superposent et dont la liste ne saurait être exhaustive, qui condensent ces oppositions apparemment incontournables entre les deux grands choix organisationnels. Il s’agira alors d’essayer de localiser le plus précisément possible le nœud de la contradiction, d’évaluer dans quelle mesure elle est irréductible et, le cas échéant, de proposer des pistes pour la dépasser – tout en convenant qu’un effort d’imagination supplémentaire sera toujours nécessaire, et que la réflexion sur les alternatives organisationnelles que nous proposons n’est qu’une invitation à l’approfondissement. En particulier, il n’y a pas de solution en dehors du contexte politique concret et des conditions matérielles d’action, solution qu’il s’agit d’adapter en fonction des objectifs politiques. Cette confrontation de deux « modèles » repose sur l’analyse, voire en partie sur une reconstruction a posteriori de formules appliquées au gré du contexte et de l’histoire des organisations. Cette contribution vise donc à recenser les dilemmes concrets auxquels sont actuellement confrontés les militants et dirigeants de la gauche française et en particulier du mouvement insoumis.


Le plan de la note complète adopte celui des six dilemmes étudiés :

  1. Agilité ou solidité : quel degré de souplesse organisationnelle ?
  2. Unité ou pluralisme : quel degré de cohésion idéologique ?
  3. L’individu clé de voûte contre le collectif dirigeant : quel degré de personnalisation ?
  4. Société ou institutions : quel lien à la représentation ?
  5. Adhésion de masse ou base mobilisée : quels modes de l’engagement ?
  6. Implanté ou numérisé : quel degré de présence physique sur le territoire ?
  7. Conclusion : Quel bloc majoritaire pour « Faire mieux » ?



[1] Les causes sont nombreuses à avancer pour expliquer la complexité de la tâche : délitement du monde du travail et des lieux de socialisation, remise en cause des idéologies comme façon d’interpréter le monde, effritement des organisations préexistantes, attaques médiatiques et institutionnelles contre les formes de mobilisation revendicatrices, etc.

[2] Le rôle des organisations syndicales dans l’histoire sociale et leurs évolutions récentes participent également de ce constat (voir Intérêt général, « Que peut l’État pour renforcer le syndicalisme ? Réhabiliter les syndicats dans leur rôle de contre-pouvoir », note #28, janvier 2023).

[3] Au contraire du Parti socialiste par exemple, le mouvement insoumis n’a pas rencontré en 2022 de candidature dissidente remarquée lors des élections législatives et l’acceptation du cadre de la NUPES a été rapide par les militants, pourtant auparavant porteurs de mots d’ordre à rebours d’un tel accord, dont le notable « plus jamais PS ». Le mouvement insoumis avait voté dans l’entre-deux tours en 2017 au sujet de la position à adopter entre abstention ou vote contre le FN.

[4] On peut par ailleurs faire remarquer que ces différences ne se marquent pas qu’à gauche, et qu’une analyse comparée comparable pourrait être faite des modèles distincts proposés par LREM et LR.

[5] C’est un trait qu’elle partage d’ailleurs avec d’autres expériences « populistes de gauche », en particulier Podemos et le Corbynisme, laissant penser qu’il s’agit là d’une limite structurelle de ces approches. En 2022, les députés de gauche élus dans des circonscriptions sous-préfectorales étaient au nombre de 40 contre 120 en 2012 (Thibault Lhonneur, « Être majoritaire : la gauche face à la fracture territoriale », Fondation Jean-Jaurès, décembre 2022).

[6] Bien que les enjeux stratégiques soient intimement liés à ceux de l’organisation, nous nous concentrerons ici sur les seconds. Il ne s’agira donc pas de comparer les avantages et inconvénients d’une stratégie populiste et d’une approche de gauche « traditionnelle », mais bien de mettre en lumière les questions d’ordre organisationnel qui se posent pour les gauches aujourd’hui, autant indépendamment que possible de leur stratégie.

[7] À ce titre, les réformes des modes de financement des partis jouent également un rôle, par exemple en raison du fait que les scores et le nombre de députés rapportent davantage de recettes et de façon plus pérenne que les cotisations des militants.

[8] La campagne des européennes de la FI avec le fort accent sur les porte-à-porte et l’intermédiaire d’outils numériques dédiés est à ce titre l’illustration de l’efficacité militante et de l’intermédiation personnelle (voir également les travaux de Benoît Coquard au sujet des déterminants du vote en faveur de l’extrême droite dans certains territoires).

[9] Cette « loi d’airain de l’oligarchie », concept développé par Robert Michels, s’applique d’ailleurs à toutes les formes d’organisation, d’autant plus si les cadres n’en sont pas conscients voire cherchent à en tirer profit à partir de règles trop souples pour en limiter les effets néfastes.

[10] Voir par exemple de façon anecdotique, mais non moins inintéressante des initiatives comme la création de l’éphémère organisation Nouvelle Donne.

[11] Qu’elles soient publiques ou internes aux organisations de la NUPES, comme l’ont montré les débats lors des congrès du PS, du PC et de EELV.

[12] Voir notamment Intérêt, général, « Faire sauter les verrous. Les clés pour que la gauche ne capitule pas », note #29, mars 2023.