#28

Pour une République sociale

Que peut l'État pour renforcer le syndicalisme ?

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Depuis ses origines au XIXe siècle, le syndicalisme a su s’imposer comme un protagoniste incontournable dans la construction de la démocratie sociale et politique. L’histoire de notre pays est ainsi jalonnée de grandes mobilisations syndicales qui ont conduit à l’édification d’un système de droits et de protections collectives permettant aux travailleurs et travailleuses subordonnés d’améliorer leur situation matérielle, de participer à la prise en charge de leurs propres affaires, tant sur le lieu de travail que dans la société, et d’accéder ainsi à la dignité du double statut de citoyen et de salarié (Castel, 1995 ; Didry, 2016).

Plus largement, le syndicalisme salarié a longtemps rayonné sur la société française : de par ses liens étroits avec les partis de gauche et l’engagement d’un certain nombre d’intellectuels dans ses rangs ou à ses côtés, il a été le creuset de nombreux progrès économiques et sociaux. Les réformes structurelles mises en œuvre à l’époque du Front populaire et de la Libération – nationalisations, planification, Sécurité sociale – avaient été élaborées au croisement des réseaux socialistes, communistes et syndicaux. Dans les années 1960-1970, la CFDT joua un rôle clé dans la diffusion de la « culture autogestionnaire » et des premiers questionnements sur les liens entre croissance et environnement, tout comme la CGT élabora au début des années 1980 des propositions originales face à la crise avec ses « solutions industrielles ». Depuis, le déclin des effectifs syndicaux et la dépolitisation du champ syndical ont eu tendance à éloigner cet horizon de transformation sociale (Giraud et al., 2018).

En dépit des difficultés auxquelles ils font désormais face, les syndicats restent pourtant des acteurs déterminants du progrès social : par leur capacité d’abord à prendre en charge la défense immédiate des intérêts individuels et collectifs des salariés, mais aussi par leur contribution à l’élaboration de perspectives d’émancipation sociale et politique. Dans son fondement, l’action syndicale consiste dans le dépassement de la mise en concurrence des travailleurs et des travailleuses les uns avec les autres sur le marché de l’emploi, afin d’instituer des conditions (de travail, de rémunération) qui leur soient plus favorables. Les enquêtes statistiques établissent ainsi que la présence syndicale reste décisive pour créer les conditions propices à l’existence de mobilisations collectives et de négociations dans les entreprises (Béroud et al., 2008 ; Blavier et Pélisse, 2022). Favorisant ainsi la formation de revendications collectives et la construction d’un rapport de forces face à l’employeur, la présence syndicale est plus largement associée à de meilleures conditions de travail et de salaires par rapport aux établissements qui en sont dépourvus (Breda, 2015 ; Ferracci et Guyot, 2015). Sur un plan plus politique, les syndicats demeurent l’une des rares sphères d’action militante rendant possible l’engagement et la formation en masse de militants issus des classes populaires et leur promotion à des rôles de porte-parole (Mischi, 2018).

Toutefois, la tendance des syndicats à se replier sur la seule sphère des relations professionnelles et l’érosion de leurs forces militantes les ont incontestablement mis en difficulté pour affronter les défis de la mondialisation financière et des politiques néolibérales. S’ils ont pu ralentir la mise en œuvre du programme néolibéral de réforme du marché du travail et de la protection sociale, les syndicats n’ont pas été en mesure de renverser le mouvement (Pernot, 2022). Cette situation implique de réfléchir aux politiques qu’il est possible de mettre en œuvre pour contribuer au redéploiement du syndicalisme. C’est un défi majeur à relever pour créer les conditions d’une alternance politique utile aux travailleurs et aux travailleuses, et notamment aux plus précaires d’entre eux.

Hier comme aujourd’hui, les grandes conquêtes syndicales ont en effet rarement été permises sans l’appui de leviers ou de relais nichés directement au cœur de l’État. Si, au moment de la légalisation du syndicalisme en 1884, le mouvement ouvrier était plutôt méfiant à son égard, il a contribué ensuite à sa consolidation, au fur et à mesure que la République tenait compte des revendications ouvrières, dans une dialectique alliant mobilisations sociales et essor du droit du travail : signature des accords de Matignon en 1936 donnant droit à la semaine de 40 heures, aux deux premières semaines de congés payés et instituant le principe d’extension qui donne force de loi aux conventions collectives de branche ; établissement des comités d’entreprise et de la Sécurité sociale gérée par les travailleurs à la Libération ; reconnaissance du droit de grève, de la liberté syndicale et de la participation des travailleurs à la détermination des conditions de travail et à la gestion des entreprises dans le préambule de la Constitution de 1946 ; instauration d’un salaire minimum indexé sur l’inflation à partir de 1950-1952 ; signature du protocole de Grenelle suite au mouvement de mai-juin 1968 conduisant à une hausse de 35 % du salaire minimum et à la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise ; vote des lois Auroux en 1982 instituant notamment la négociation annuelle obligatoire, le droit de retrait ainsi que les Comités d’hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT) ; réduction de la durée légale du travail à 35 h par semaine en 1998-2000.

Depuis plusieurs décennies, cette dialectique entre mobilisations sociales et changements institutionnels s’est enrayée. Les dernières « grandes réformes sociales » comme les lois Auroux et la mise en place des 35 h ont été porteuses d’effets contradictoires, renforçant le syndicalisme sous certains aspects, le déstabilisant sous d’autres. De fait, si les difficultés que rencontre le syndicalisme depuis maintenant plus de 40 ans tiennent aux transformations de l’économie française – désindustrialisation, essor du chômage et de la précarité –, cette situation résulte aussi grandement des choix faits en matière d’action publique pendant cette période. Le rôle de l’État ne se limite pas en effet à réprimer ou autoriser l’action des syndicats. Dans le cadre des démocraties libérales, la manière dont l’État organise les règles de la démocratie sociale contribue autant à contraindre qu’à habiliter les syndicats très différemment dans leur capacité à tenir leur rôle de représentants du monde du travail (Offe, Wiesenthal, 2014). Alors que la crise sanitaire et l’inflation ont successivement rappelé le rôle essentiel des syndicats pour porter la parole des salariés et défendre leurs conditions de travail et de vie, comment redonner au syndicalisme la place qu’il mérite dans notre démocratie ? Comment l’État peut-il promouvoir et renforcer la représentation du monde du travail tout en respectant l’indépendance des organisations syndicales ? Quels droits nouveaux un gouvernement pourrait-il proposer pour que les syndicats soient en mesure d’agir efficacement pour la défense des droits individuels et collectifs d’un monde du travail qui n’a jamais été aussi divers et éclaté ?

Cette note vise avant tout à refaire de la question syndicale un enjeu central du débat économique, social et démocratique. Cette note n’entend pas imposer aux organisations syndicales un agenda politique spécifique ou interférer avec leurs choix d’orientation, qui sont de leur seul ressort. Elle part de l’idée que si une majorité de transformations sociales accédait au gouvernement du pays, elle aurait besoin d’un syndicalisme puissant et mobilisé, mais aussi indépendant, capable de jouer le double rôle de moteur du changement social et de contre-pouvoir. Dans cette optique, la note s’organise en deux temps. Nous revenons d’abord sur le déclin de la syndicalisation, pour montrer ce qu’il doit aux transformations de l’économie capitaliste, certes, mais aussi à la manière dont l’État néolibéral a pensé puis réformé les droits et les modalités d’action et d’organisation des syndicats. Une fois ce diagnostic établi, nous posons les jalons d’une action publique qui appuierait les syndicats et renforcerait leurs capacités d’action tout en respectant leur indépendance.