Dans notre pays où l’on débat de tout, l’héritage et sa fiscalité restent des sujets politiques relativement tabous. Le paradoxe se présente ainsi : alors que quasiment personne n'est concerné par l’impôt sur les successions et qu’une grande partie de la population n’héritera de rien au cours de sa vie, c’est l'impôt le plus honni de notre système fiscal. Les gouvernements successifs, mais également les femmes et hommes politiques de l’opposition, s’aventurent donc rarement sur ce terrain qu’ils jugent glissant. Pourtant, l’absence de fiscalité réellement redistributive sur les donations et héritages est au fondement des inégalités et de leur creusement depuis les années 1980.
Cette note assume une rupture avec le cadre actuel, à la fois patrimonial et dynastique, en proposant de taxer l’héritage global reçu au cours d’une vie au-delà de 117 000 euros. Cette proposition privilégie ainsi les notions de patrimoine collectif et de bien commun à la transmission individuelle et à l’accumulation des multi-millionaires. Elle s’inscrit ainsi dans une révolution fiscale plus large qui permettrait une réelle redistribution des richesses. Elle propose par ailleurs une réflexion prospective sur l’usage des recettes fiscales nouvelles dégagées par la refonte des droits de succession.
En France, en 2018, quand les 10 % de ménages possédant les patrimoines les plus importants détiennent près de la moitié de l’ensemble des actifs patrimoniaux, les 10 % les moins dotés patrimonialement ne possèdent rien, ou presque rien (0,007 % de l’ensemble des actifs patrimoniaux et moins de 3 800 euros par ménage). Le patrimoine net médian des ménages est quant à lui de 117 000 euros, c’est-à-dire que la moitié de la population possède moins que ce montant.
Les inégalités de patrimoines sont bien plus grandes que les inégalités de revenus – le rapport entre les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres, mesuré par le rapport inter-déciles est de 5 en matière de revenus, quand il est de 211 pour les patrimoines. Ainsi, les inégalités de patrimoines sont partiellement déconnectées des seules inégalités de revenus. En somme, l’accumulation patrimoniale est plus une question d’héritage que de revenus. La taxation des héritages est donc indispensable pour mieux répartir le patrimoine.
Les objectifs de cette réforme sont clairs.
Premièrement, une grande partie de la population transmet un patrimoine limité et ne doit donc pas avoir à payer de frais sur ses successions. Un dégrèvement unique, simple et juste sera créé : chaque personne pourra recevoir l’équivalent du patrimoine net médian d’un ménage (117 000 euros) au cours de sa vie en ne payant aucun impôt dessus. Au-delà de ce seuil, les transmissions devront être taxées à un taux progressif, avec davantage de tranches que dans le système actuel et un taux marginal qui montera jusqu’à 100 %. Nous envisageons ainsi un seuil d’héritage maximum, au-delà duquel l’État récupèrera le surplus afin de le redistribuer. Ce seuil pourrait être fixé à 12 millions d’euros, ce qui représente légèrement plus de 100 fois le patrimoine net médian de l’ensemble de la population.
Deuxièmement, les classes moyennes et aisées doivent quant à elles continuer de payer un impôt sur leurs transmissions : celui-ci ne sera pas plus important que dans le système actuel, mais plus justement réparti car plus progressif. Enfin, il faut mettre davantage à contribution les plus riches et notamment les multi-millionaires, qui aujourd’hui sont paradoxalement ceux qui profitent le plus de règles complexes permettant de payer très peu d’impôt sur les successions.
Pour arriver à ces objectifs, une simple refonte du barème ne serait pas suffisante. En effet, une série de mesures dérogatoires ont restreint la cible de notre système de taxation de l’héritage et des donations. En plus de rendre le système illisible, chacune de ces exceptions offre une nouvelle solution aux plus riches pour échapper à cet impôt. Nous proposons donc une révision complète de la manière de taxer les donations et successions en France, basée sur des principes d’imposition plus justes et plus transparents.
La refondation des droits de succession que propose cette note repose sur trois mécanismes complémentaires, jouant sur l’assiette d’imposition des patrimoines transmis :
Il s’agit d’inverser la logique systémique des droits de succession en créant « l’héritage tout au long de la vie ». La logique générale de ce nouveau système est de taxer le bénéficiaire tout au long de sa vie plutôt que le « transmetteur » au moment de la succession ou de la donation.
Alors que le système actuel taxe les montants effectivement reçus par les héritiers selon un système de parts liées aux liens de parenté, le nouveau système proposé est inspiré du système en vigueur en Irlande depuis 1976. Il est par exemple défendu par la députée Christine Pires-Beaune, le professeur d’économie et spécialiste des politiques de redistribution Anthony Atkinson ou le prix Nobel d’économie James Meade. Il est similaire à la « fiscalité́ des transmissions centrée sur les héritiers », et non plus sur les actes de décès ou décisions de donations, proposée par France stratégie.
Avec un tel système refondé, chacun·e sera taxé·e sur l’ensemble des sommes qu’il ou elle a touchées au titre des mutations à titre gratuit sur l’ensemble de sa vie : une personne ayant reçu un million d’euro, même en plusieurs fois, sera toujours plus taxée qu’une personne ayant reçu 200 000 euros, ce qui n’est pas forcément le cas dans le système actuel.
Il faut enfin supprimer les autres abattements injustifiés : le statut particulier et privilégié de l’assurance vie, le Pacte Dutreil sur les transmissions d’entreprises, mais également d’autres abattements moins importants qui complexifient le système tout en permettant certaines « optimisations », comme celui des biens démembrés.
En l’absence de données publiques permettant de chiffrer cette proposition de barème, il est impossible d’évaluer le rendement budgétaire d’une telle réforme systémique. Cependant, des éléments de contexte permettent de fixer un ordre de grandeur. La réforme proposée pourrait permettre de redistribuer annuellement au moins 5 milliards d’euros supplémentaires.
La réforme de la fiscalité de l’héritage n’est pas réductible à ses rouages techniques. Elle propose de questionner la propriété et sa transmission, la place de l’intérêt collectif face aux intérêts individuels. Renversant la domination du capital sur le travail, elle représente l’un des jalons d’une refonte en profondeur de la fiscalité du capital, basée sur un impôt sur la fortune rénové et l’application d’une fiscalité progressive sur les revenus du capital.
Au regard des passions que soulèvent les questions d’héritage, pour que cette réforme fiscale soit accueillie favorablement par la population, cette refondation des droits de succession pourra s’accompagner de la création de nouveaux droits grâce aux moyens qu’une telle refondation dégagerait. Nous proposons ainsi trois options complémentaires pour redistribuer le surplus de patrimoine hérité: